Laisser s'échapper l'or
Sortir précipitamment de la station dite “F”, ce jour-là dédiée au dieu intelligence artificielle, et laisser derrière vous les fidèles massés dans la nef, vénérant de faux prophètes.
Savoir au plus profond de soi que cette ferveur factice vous éloigne de l’essence.
S'amuser d'une coincidence qui soudain vous assaille. La sixième (F) station du chemin de croix correspond à l'instant où Véronique essuie le visage de Jésus. Elle qui porte si bien son nom (vera eikon, l'image fidèle) décalque ainsi les traits exacts sur son linge. Tout l'inverse de la station F où l'on célèbre les technologies de production d'icônes virtuelles frelatées.
Se diriger vers le fleuve tout proche pour retrouver un peu de réalité, et tomber inadvertamment sur un mince panneau signalétique annonçant “Notre-Dame de la Sagesse”, et se dire “ah, oui ? vraiment ? pourquoi pas !”
S’arrêter devant le modeste édifice en brique rouge, ceinturé d'immeubles, coincé entre les rues Abel Gance, Valéry Larbaud, Fernand Braudel, Georges Balanchine. Le cinéma, l’écriture, la géographie, la chorégraphie : se retrouver enserré dans le réel, enfin.
Entrer, alors que c’est une chapelle, et que souvent, pour moi, les lieux de culte, mais là, quand même, quelque chose.
Se retrouver dans le narthex (un dépliant m’apprend ce mot) et repérer, punaisée au mur, l’annonce d’une lecture prochaine du Roitelet, ce texte si émouvant de Jean-François Beauchemin, avec cette phrase extraite du livre : “Il ressemblait, avec ses cheveux courts aux vifs reflets mordorés, à ce petit oiseau délicat, le roitelet. Oui, c’est ça : mon frère devenait peu à peu un roitelet, un oiseau fragile dont l’or et la lumière de l’esprit s’échappaient par le haut de la tête.”
Savoir exactement à ce moment précis qu’une main bienveillante vous encourage à descendre plus avant dans le terrier.
S’émouvoir de ce que l’on découvre à l’intérieur, la cuve baptismale en granit rouge, la croix grecque en bois massif, la sculpture de la vierge à l’enfant en tilleul, et puis ces sept meurtrières pratiquées dans le mur et par lesquelles ont peut lire chacune des dernières paroles du Christ.
S’abasourdir du contraste avec cet autre temple que l’on vient de quitter. Ici le silence et la matérialité, là-bas les clameurs et le simulacre.
Se retrouver enfin devant l’autel, aimanté par l’éclatante oeuvre carrée dorée à l’or fin qui en tapisse le fond, se dire que telle est peut-être cette clarté aveuglante que l’on découvre au moment de changer de monde, que nous sommes tous de fragiles roitelets, que notre lumière d’or s’échappe, sans qu’on y prenne garde, par le haut de notre esprit, nous transformant petit à petit en de minuscules conques sèches.
S’enfuir alors discrètement avant le début de l'office, rasséréné et reconnaissant.