Le pèse-souffrance

Certaines grandeurs sont plus aisément quantifiables que d'autres.

Imaginez qu'il soit possible, avec ces capteurs qui nous auscultent désormais en continu, de mesurer en cet instant précis la quantité cumulée de souffrance ressentie par l'ensemble des êtres vivants.

Certaines sont plus vives que d'autres me direz-vous. Oui, justement, le boîtier donnerait une valeur pondérée par l'intensité de la sensation subjectivement éprouvée par l'être souffrant.

Certaines, pourtant liées à d'intolérables douleurs physiques, semblent mieux apprivoisées que d'autres, induites par des affres psychologiques. Pour avoir été plutôt épargné par celles-là et avoir par contre lutté régulièrement sur le terrain mental, je peux témoigner du potentiel dévastateur de celles-ci.

Chaque dispositif individuel transfèrerait son résultat à un imposant pèse-souffrance mondial. Et quotidiennement on pourrait lire ce nombre agrégé, que j'imagine colossal.

C'est une idée qui m'accompagne et me perfore depuis bien longtemps. La quantité inouïe de souffrance qui règne dans le cosmos.

On m'objectera ceci : que faites-vous de la quantité de joie qui s'exprime dans le monde au même moment ?

C'est que justement je suis convaincu que le pèse-joie fournirait un décompte bien inférieur.

Je me fous de savoir si, comme certaines traditions spirituelles l'affirment, cet amoncellement de souffrance a des vertus rédemptrices (les théodycées n’exercent sur moi aucune séduction).

Je me fous des élucubrations équilaventionnistes qui prétendent que souffrance et joie "ne sont point séparables et marchent main dans la main" (Khalil Gibran).

Je me fous aussi de cette pourtant si séduisante explication entropique et statistique que l'on appelle le principe d'Anna Karénine (être en joie requerrait que de nombreux paramètres soient réglés en même temps sur la position haute, alors que pour souffrir, il suffirait qu’un seul de ses mêmes paramètres soit en position basse).

Renan et Einstein ont paraît-il dit que la bêtise humaine était l'une des rares choses qui pouvaient donner une idée de l'infini. Je crois que si l'on cherchait un autre mètre-étalon pour l'infini, on devrait plutôt se tourner du côté de la souffrance du vivant à chaque seconde.

Et c'est pour cela que j’ai tendance à classer les métiers en deux uniques catégories: ceux au service du soulagement de la charge souffrante, et puis tous les autres. Platonov, dans la tradition du tikkoun olam hébraïque, parlait “d’enterrer les morts et de réparer les vivants”. J’ignore s’il est possible de réparer, mais je crois profondément aux immenses vertus d’une pratique apparemment moins ambitieuse qu’est la consolation.