Les milieux conducteurs

Comme la plupart d'entre nous, je ne sais pas quoi faire de la mitraille. Du coup, je ne m'explique pas que les gouvernements continuent à mettre en circulation des piécettes d'un centime. Elles compliquent les transactions, encombrent les vide-poches et s'accumulent au fond des tiroirs. J'imagine qu'il y aurait pas mal d'idées innovantes pour faire évoluer le système, à commencer par les micro-dons et les arrondis solidaires. Les Etats-Unis, non sans y avoir bien sûr pensé plusieurs fois, n'ont plus à ce jour de plan pour abandonner leurs pennies. Depuis plus de cinquante ans, cette petite monnaie est fabriquée à partir de cuivre et de zinc. Avant 1982, c'était un alliage avec beaucoup de cuivre et une pincée de zinc. Résultat : quand le cours du cuivre s'est envolé, des petits malins faisaient fondre les pièces pour aller revendre le métal au poids. Depuis 1982, le Secrétaire du Trésor (qui a seul le pouvoir de décider le dosage entre les deux métaux) a inversé la recette, les pennies ont un corps de zinc recouverte par une fine peau de cuivre. Résultat : quand un chien (et plus rarement un bébé) en avale une, la pellicule est dissoute par les sucs gastriques et le zinc, toxique, peut provoquer la mort. Vive le cuivre donc.

Le penny américain, avec sa belle couleur cuivrée et son fier profil de Lincoln

Le penny américain, avec sa belle couleur cuivrée et son fier profil de Lincoln

D'autant que ce métal permet de réaliser de somptueuses entrées aux immeubles de bureaux de mon quartier. Qu'elles soient à battants simples ou à tambour, les portes que l'on franchit tous les matins dans le centre-ville proposent un raffinement et une esthétique que je trouve remarquables.

Les portes cuivrées des immeubles de bureaux dans mon quartier

Les portes cuivrées des immeubles de bureaux dans mon quartier

Mais si le cuivre occupe une place à part dans mon petit panthéon des métaux, c'est moins pour sa belle couleur rousse que pour sa capacité à conduire la chaleur et le flux électrique. Et à l'exception de l'argent (on le sait bien, l'argent conduit le monde ...), c'est le métal le plus doué pour ça. Conduire. Je parierais que les premiers sens de ce verbe qui vous viennent à l'esprit évoquent le pilote, le chauffeur, le leader, le meneur d'hommes. Il y a là une notion d'intention dirigée vers un but, de vision projetée vers l'avant, de responsabilité aussi. On pense donc souvent à conduire comme à un verbe d'action. Eh bien ce n'est pas du tout ces acceptions-là qui m'intéressent ici. Lorsqu'un métal est conducteur, ce n'est pas qu'il va chercher des charges d'un côté pour leur faire traverser la rivière, non, c'est plutôt que son tissu intime est organisé de façon à laisser passer sans opposer de résistance, à offrir un terrain qui permette au flux de s'écouler de lui-même. Conduire, comme un verbe d'état, pas d'action. Je réfléchis souvent aux diverses façons dont un être humain peut agir sur le monde. Certaines relèvent de la conduite, en intervenant directement sur les choses, sur la nature, sur les hommes. Vous souhaitez enseigner, soigner, réduire le chômage, aider des entreprises, gérer une plantation, que sais-je? Faites répéter les leçons de grammaire, administrez des cachets pour faire disparaître le symptôme, offrez des contrats aidés, subventionnez la recherche, arrosez d'herbicides. Mais certaines ressortissent davantage à la conduction, à une approche indirecte en intervenant sur le milieu, sur le terreau nourricier et sur la capacité naturelle des formes de vie à trouver leur chemin. Celles et ceux d'entre vous qui vous passionnez pour l'agriculture raisonnée, pour les thérapies non-conventionnelles, pour les formes d'éducation moins encadrées savent de quoi je parle. Conduite d'un côté, conduction de l'autre. Mon propos n'est pas de les opposer, mais de ne pas négliger, dans nos sociétés qui glorifient l'individu, la performance et la mesure immédiate, d'ensemencer les milieux et l'environnement, afin qu'ensuite, naturellement, les choses puissent s'y propager d'elles-mêmes.

Parmi les écrivains qui me sont chers, j'en sors aujourd'hui deux de ma besace. Ces deux-là ont ceci de commun qu'ils dissèquent le réel avec leurs yeux clairs pour en ramener des lames de mots courtes et vives. Chacun des deux a récemment fait écho, dans des conversations radiophoniques, à cette importance cruciale des milieux conducteurs. Pour Erri, qui a participé directement à cette tranche de l'histoire européenne, il faudrait arrêter de parler des "années de plomb" en Italie. Ces années de violence politique, il préfère les appeler des "années de cuivre", car ce fut un moment où tous les fils conduisaient le courant électrique des luttes sociales, et où le monde entier semblait uni dans une seule et même jeunesse. Pour Christian, qui nous avait offert une bien subtile biographie de François d'Assise, l'être humain lui-même peut (et doit) être un matériau de conduction pour que la joie s'y meuve sans obstacle, circule entre les personnes, jusqu'à la sainteté. C'est aussi cette conduction de la joie que le regretté pédagogue Georges Snyders recherchait dans le cadre de la salle de classe.

Erri de Luca, sur les années de cuivre (dessin de l'auteur)

Erri de Luca, sur les années de cuivre (dessin de l'auteur)

Christian Bobin, sur la sainteté comme supra-conduction (dessin de l'auteur)

Christian Bobin, sur la sainteté comme supra-conduction (dessin de l'auteur)

La prochaine fois que vous verrez un penny par terre dans le caniveau, ramassez-le pour éviter qu'un chien ne le gobe, et prenez un moment pour réfléchir à la façon de développer nos propres aptitudes à la conduction. Pensez donc aux multiples voies pour cultiver notre jardin, en s'intéressant avant tout au soin patient de l'air et de l'humus, sans l'obsession des fruits à chaque instant. Sourions même lorsque personne n'est là en face de nous, apprenons ce mot qui n'a pourtant aucune utilité immédiate, acceptons de consacrer quelques minutes à cette personne inconnue qui nous sollicite. Et transformons ainsi, pas à pas, nos existences de verre en vies de cuivre.