Bis repetita placent

La répétition me fascine. Elle est au coeur des apprentissages et des rites. Elle signe la perfection du geste des maîtres sushis, la perfection de l'invocation des maîtres soufis.

Un autre maître, de peinture celui-là, en fit un usage immodéré. Le grand Vincent n'était pas le seul à faire des esquisses et des répliques, mais Van Gogh pratiquait la répétition d'un même sujet avec ferveur. Parce qu'il travaillait en studio à partir de ses études d'après nature croquées en extérieur? Parce qu'il cherchait la perfection dans l'exploration des infimes variations? Parce que ses instabilités psychologiques entraînaient des comportements compulsifs? Parce qu'il recopiait ses propres toiles (et non celles des autres) pour améliorer sa technique? On imagine que cette pratique de l'auto-plagiat a singulièrement compliqué le travail d'authentification de ses oeuvres. Un carnet de dessins inédits, récemment découvert à Arles, montre toute la difficulté de l'attribution pour des peintres ayant à ce point brouillé les pistes.

Van Gogh, Repetitions - E. Rathbone, W.H. Robinson, E. Steele, M. Steele - Yale University Press

Van Gogh, Repetitions - E. Rathbone, W.H. Robinson, E. Steele, M. Steele - Yale University Press

Vous souvenez-vous du vertige qui nous saisissait, enfants, quand nous répétions un mot ad nauseam, jusqu'à ce que son sens s'effiloche et se perde totalement? J'avais même la crainte qu'en y jouant trop longtemps, le sens du mot se perde définitivement et qu'il me faille le réapprendre. Les répétitions de mots et de phrases sont omniprésentes dans nos vies. Je vous conjure d'aller jeter une oreille du côté de cette délicieuse compilation de répétitions (dans le projet Encyclopédie de la parole) dont je ne me lasse pas, plaisir hypnotico-nostalgique.

Depuis mon arrivée aux Etats-Unis je relis (je relie aussi, mais c'est une autre histoire). L'historienne des notions délaissées et supposées banales, Laure Murat avait publié l'année dernière un livre passionnant sur ce thème. Ce matin, alors qu'on entendait sur les carreaux de notre puits de lumière le picotement espacé des premières gouttes de pluie, je me suis réoffert la lecture du Très-Bas, les mots lumineux de Christian Bobin pour évoquer François d'Assise.

 
Je n’écris que pour être relu.
— André Gide (Les Faux-monnayeurs)

Si la répétition me fascine, elle m'effraie parfois aussi, lorsque l'histoire récente se prépare à décalquer certains de ses épisodes les plus troubles.


J'en profite pour justement répéter ci-dessous un billet que j'avais écrit il y a exactement un an sur ce même sujet, dans mon défunt blog Déambulations franciscaines :

vue depuis les hauteurs de San Francisco en direction du Golden Gate Park

vue depuis les hauteurs de San Francisco en direction du Golden Gate Park

potsu potsu : sur les carreaux de notre puits de lumière, le picotement espacé des premières gouttes de pluie.

botsu botsu : le rythme accéléré de l’eau en billes devenues grasses, rabattues par le vent, éclatant sur nos vitres.

Les onomatopées redoublées dessinent l’un des territoires les plus subtils de la langue japonaise. Elles permettent d’évoquer le grain d’une texture, la puissance d’une émotion, la sonorité d’un phénomène naturel, les caractéristiques d’un mouvement.
Au coeur du quartier japonais de San Francisco, pika pika (qui traduit le piqué brillant d’une photo ou l’éclat d’un objet neuf) est un salon de photomatons où l’on vient entre copines pour faire ces petits stickers décorés, talismans aux couleurs criardes de l’amitié insouciante.

le salon de photomatons pikapika au coeur de JapanTown à San Francisco

le salon de photomatons pikapika au coeur de JapanTown à San Francisco

Obsédé que je suis par le concept de répétition (une pratique simple mais souvent méprisée, pourtant forgeronne d’habitudes, à la base de l’ancrage des savoirs, indispensable étape avant la découverte de sa propre voix), la façon dont certaines langues usent des redoublements de mots me séduit bien au-delà de leur caractère faussement enfantin. Les langues austronésiennes, qui comprennent notamment le maori, le tagalog ou l’hawaïen, en font un usage immodéré, souvent une façon de marquer la pluralité ou un degré plus élevé.

Le coeur de l'importante communauté philippine de San Francisco se trouve dans South of Market. Comment ne pas être attiré et intrigué par un nom de rue comme Lapu Lapu, courte voie coincée entre les banalement nommées 3ème et 4ème rues? Où l’on découvre qu’elle doit son nom à l’un des premiers héros philippins, résistant à l’envahisseur espagnol et, dit-on, responsable de la mort de Magellan.

la rue Lapu Lapu à San Francisco

la rue Lapu Lapu à San Francisco

Comment, de la même façon, ne pas s’arrêter devant cette devanture muette aux 2 baies aveugles, avec pour seul indice le mot aloha dessiné en mosaïque hexagonale sur le sol du perron? On ne sait à quoi s’attendre, ce pourrait être un atelier de coupe pour vêtements d’enfants ou un studio de danse polynésienne. Où l’on découvre que ce Liho Liho n’est rien moins que le meilleur restaurant hawaïen de la ville, festival de créations à base de produits de l'océan, où les clients dînent sous le sourire de la mère du chef, dont le visage recouvre un large pan de mur. 

le restaurant hawaïen LihoLiho à San Francisco

le restaurant hawaïen LihoLiho à San Francisco

Alors je repense à ces conseils de la plupart de mes professeurs de français, pour qui il fallait traquer le mot répété, l’expurger, lui préférer un synonyme pourtant rarement approprié, car me disait-on, le doublon était signe d’inélégance, le témoin d’un vocabulaire étriqué. Je ne comprenais pas alors la puissance du redoublement d’un mot simple. Seul l’un de ces enseignants m’avait mis sur la voie, me montrant comment le tabou pouvait être brisé et produire un effet poétique, presqu’hypnotique. La poésie-performance s’appuie en partie sur cette puissance de la répétition, et en m’éloignant de Liho Liho je repense au poète américain John Giorno disant sur scène sa fable « Il y avait un mauvais arbre, un mauvais arbre ».